Michel LOIRETTE Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
Chapitres :
|
Tout droit de reproduction est interdit
|
L'EAU DE PIQUEPOULE
Nous étions en plein mois d'août et une chaleur écrasante s'était installée sur la ville. Après l'heure du repas très peu de Millavois se seraient risqués sur les boulevards pourtant ombragés qui conduisent à la Place du Mandarous. Il fallait avoir l'inconscience du touriste pour oser déambuler en pleine journée et visiter les monuments ou les peausseries de la cité. La plupart des commerçants avaient descendu leurs rideaux de fer et ne les réouvriraient pas avant la fin de l'après-midi. Le ciel avait cette couleur gris plombé qui annonce souvent l'orage, l'air était moite, de cette moiteur suffoquante où vous éprouvez la sensation que l'on vous enfonce dans le gosier une étoupe gorgée d'eau. Il n'y avait d'autre choix pour toute personne sensée que de prolonger la sieste jusqu'au moment où le soleil commençant à décliner à l'horizon, la chaleur se ferait plus supportable. Alors la ville retrouverait toute l'animation propre aux villes méridionales. Le soir, des centaines de badauds feraient la "remonte", fidèles à cette ancestrale tradition qui consiste pour les Millavois à "descendre"le boulevard sur 500mètres puis à le "remonter" en sens inverse, occasion inespérée pour les jeunes gens et les jeunes filles qui, à cette époque, ne fréquentaient pas les mêmes écoles, de se croiser, de se lancer des œillades et parfois même de nouer des idylles.
Ce jour-là, toute la famille avait trouvé refuge dans la vigne de la Croix Vieille, propriété du cousin Amédée. Cette vigne était nichée en haut d'une colline qui surplombe la ville. Aujourd'hui, le trajet effectué en voiture est bien rapide, j'eus alors le sentiment d'escalader un sommet inaccessible tant le chemin caillouteux et poussiéreux me parut interminable sous cette chaleur intense. Nous avions pris de l'altitude mais, contrairement à ce qui nous avait été annoncé, nous n'avions pas trouvé la fraîcheur; la température était certainement plus élevée que dans les appartements où les volets restaient fermés toute la journée. Les vignes comme chacun sait n'apportent guère d'ombrage pas plus d'ailleurs que les abricotiers, les pêchers ou les amandiers qui poussaient sur le terrain. Seul, un gros noyer offrait un ombrage dense mais nos parents eurent tôt fait de nous interdire d'en profiter parce que l'ombre de cet arbre a mauvaise réputation. Notre grand-mère Eugénie ne nous répétait-elle pas sans cesse que sa fille cadette Anne avait jadis succombé à une maladie des poumons parce qu'après avoir descendu les gorges de la Jonte en vélo, elle s'était assoupie, en sueur, sous l'ombrage d'un noyer.
Amédée avait construit sur le terrain une baraquette où il rangeait ses outils lorsqu'il venait cultiver la vigne. C'est là qu'après le déjeuner les dames firent la sieste pendant que leurs maris entreprenaient une partie de pétanque. Le cousin Paul resta avec nous car, contrairement à beaucoup de grandes personnes, il aimait la compagnie des enfants. Il était préparateur à la pharmacie mutualiste de Millau. C'était encore l'époque où pour exercer cette fonction paramédicale, il n'était pas indispensable d'avoir suivi de longues études universitaires, il suffisait d'avoir été l'apprenti pendant plusieurs années d'un préparateur chevronné, de l'avoir assisté jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite pour savoir composer les lotions, les sirops, les pommades et les cachets que les médecins ordonnaient à leurs patients. En 1950, les sociétés pharmaceutiques diffusaient déjà de nombreux médicaments industriels mais certaines spécialités demeuraient l'apanage des préparateurs. Les paysans les considéraient un peu comme les héritiers des guérisseurs et des sorciers du temps passé parce qu'ils possédaient un savoir que le commun des mortels n'avait pas. Souvent, ils préféraient s'adresser au préparateur plutôt qu'au pharmacien lorsqu'une bête de la ferme était malade et ils n'hésitaient pas à recourir à lui pour traiter les affections cutanées comme les verrues ou l'eczéma. Paul était très populaire à Millau et on l'interpellait parfois dans la rue pour lui demander conseil. Nous autres, les enfants, nous l'aimions bien parce qu'il participait à nos activités de vacances et nous conseillait volontiers lorsque nous voulions aller pêcher dans le Tarn ou la Dourbie. Il nous révélait les "bons coins" où nous avions le plus de chance d'attraper des ablettes ou des goujons ou ceux où nous pourrions ferrer les chevesnes ou les truites. Il nous enseignait la façon de fabriquer les pièges à glue pour prendre les alouettes ou les grives et nous montrait comment on saisit les lièvres avec des collets de fil de fer. C'est en suivant ses conseils que, de retour dans la région parisienne, j'eus l'idée saugrenue de placer un collet dans le jardin de mes parents, ce qui coûta la vie au chat de nos voisins qui avait eu la mauvaise fortune d'emprunter le passage fatidique!
Ce jour-là, il faisait vraiment trop chaud et Paul s'était endormi sur une chaise longue, son chapeau basculé en avant, à la façon d'une visière, pour protéger ses yeux du soleil. Le spectacle était saisissant car, comme il portait toujours un couvre-chef, le sommet de son crâne chauve resplendissait d'une blancheur immaculée qui tranchait avec le hâle de son visage.
Les mouches fort nombreuses à cette époque de l'année ne cessaient de se poser sur ce crâne comme si elles avaient été fascinées par sa blancheur éclatante. Au bout d'un moment, réveillé probablement par leur bourdonnement incessant, il remit son chapeau en place non sans avoir prononcé un tonitruant : "Ah! les vaches de mouches, elles prennent ma tête pour un fromage blanc!" ce qui nous fit éclater de rire et il nous avoua que ce réveil brutal lui avait donné "un fichu mal de tête"et qu'il allait se soigner dans la baraquette en buvant un grand verre d'eau de piquepoule. Ce n'était pas la première fois qu'il nous parlait de cette eau mystérieuse mais personne n'avait vu chez l'épicier une bouteille portant un tel nom. Nous avions tenté d'en savoir plus mais il nous répondait toujours évasivement, nous promettant de nous en dire plus un jour prochain.
Quand il revint, il nous parut dans une telle forme que nous n'eûmes aucun scrupule à lui demander une fois de plus ce qu'était l'eau de piquepoule.
Il nous raconta qu'il avait, jadis, rencontré à la pharmacie un paysan qui avait découvert une source. C'était le père Bourpiquel. En creusant un puits, au lieu dit de Piquepoule, une eau avait jailli mais cette eau au lieu d'être claire et limpide comme celle qui coule au robinet, était rougeâtre. Notre bonhomme voulait savoir s'il n'y avait aucun risque à ce que ses bêtes la boivent et pour cette raison demandait une analyse. Un laboratoire de Montpellier révéla que l'eau était fortement ferrugineuse et, par là-même, était impropre à la consommation courante mais elle comportait des vertus médicinales. Le père Bourpiquel qui avait le sens des affaires pensa tout de suite aux bénéfices qu'il pourrait tirer de sa découverte. Dans l'entre deux guerres, les sources thermales connurent un grand essor en France, les assurances sociales prenaient en charge les soins et de nombreux curistes se pressaient autour des buvettes. Les stations étaient nombreuses dans le Massif Central et chacune avait sa spécialité. Toutes n'étaient pas aussi célèbres que celles de Vichy ou de Châtel-Guyon mais elles avaient des vertus médicales surprenantes. Ainsi dans le Lot, département voisin de l'Aveyron, soignait-on la constipation à Miers-les-Bains et sur les cartes postales vendues chez le cafetier du village on présentait des curistes accroupis en file indienne au bord de chemins champêtres délestant leurs intestins capricieux.
L'Aveyron n'était pas en reste puisqu'à Andabre un slogan proclamait :
"Constipés de tous les pays, ne tournez plus autour du pot, buvez notre eau!"
Ces stations thermales avaient le mérite de soigner de nombreuses misères, le foie des alcooliques, les vessies des prostatiques mais aussi la goutte et les bronchites chroniques! on suggérait même que les eaux minérales pouvaient avoir des propriétés aphrodisiaques et avec un peu d'imagination on leur eût prêté encore d'autres qualités comme celle de rajeunir les vieillards ou de faire pondre les coqs!
Il y eut à l'époque un article très sérieux dans un journal de Millau où un médecin affirmait doctoralement qu'étant donné la quantité de fer trouvée dans cette eau, elle convenait particulièrement aux anémiques.
La source se trouvait donc à Piquepoule, à quelques kilomètres de Saint-Affrique. Comme il n'était pas question que cette eau reçoive, immédiatement, l'agrément de la préfecture qui eût permis de la mettre en bouteille, on ne parlait pas vraiment d'une source thermale. Le père Bourpiquel laissait libre accès à son terrain mais il avait construit un petit abri dans lequel il vendait, fort à propos, des légumes de son jardin, des œufs et des fromages et toutes sortes de produits qui bénéficiaient, selon lui, de la qualité de l'eau qui coulait dans sa propriété. Bientôt, la réputation du lieu devint telle que des gens de Rodez et même de Clermont-Ferrand vinrent à Piquepoule. La renommée s'amplifia et se répandit hors des frontières de la région. Des touristes étrangers, belges, anglais et allemands, après avoir visité les gorges du Tarn venaient en autocar boire l'eau miraculeuse et acheter les produits de la ferme. Le plus grand des miracles était probablement le chiffre d'affaire obtenu par Bourpiquel, sa production de légumes et de fromages ne suffisait plus et il dut faire appel à d'autres cultivateurs. La source ne bénéficiait toujours pas du soutien de la Faculté mais son succès était tel que notre homme dut agrandir son abri. Avec les bénéfices de ses ventes et une aide du Crédit Agricole de Saint-Affrique, il fit construire une grande bâtisse où il vendait les produits de la ferme mais aussi des souvenirs de l'Aveyron, des cartes postales, des cloches de vaches, du miel, des peaux de chamois, des gants, des sacs pour les dames...Ses affaires prospéraient de manière fulgurante. Quel que soit le temps, qu'il pleuve ou qu'il fasse sec, la source maintenait son débit. L'eau coulait dans une sorte d'abreuvoir à vaches et les "curistes" devaient la puiser avec un godet. Pratique bien rustique que Bourpiquel souhaitait améliorer au plus vite en s'inspirant des buvettes qu'il avait vues à Sylvanès ou à Camarès. Pour cela, il fallait canaliser la source et installer des robinets.
Le malheur et la désillusion arrivèrent avec le plombier! En creusant en amont du lieu où l'eau jaillissait, le terrassier heurta avec sa pelle des objets métalliques; en les dégageant de la gangue terreuse, il comprit rapidement l'origine de la couleur de l'eau. Sur plusieurs mètres la terre regorgeait de métaux rouillés. Des vieux du pays se souvinrent que le père de Bourpiquel qui avait combattu dans les tranchées avait rapporté des casques à pointe, des baïonnettes et même des grenades et les avait enterrées là, en 1924, parce que le préfet de Rodez avait exigé, par mesure de sécurité, que toutes les armes de guerre, qu'elles fussent françaises ou allemandes soient remises à la gendarmerie. Les gendarmes de Saint-Affrique furent chargés d'effectuer des contrôles et notre homme qui n'avait jamais aimé la maréchaussée préféra faire disparaître ses trophées militaires. Gravement intoxiqué par l'ypérite pendant les combats, il souffrait depuis d'emphizème. Il ne survécut pas à une crise particulièrement violente et mourut brutalement sans que l'on sache où les armes avaient été cachées. Le fils qui gardait alors des moutons sur le Larzac et qui s'était fâché avec son père ignorait tout.
L'affaire fit grand bruit. Les journalistes qui avaient porté au pinacle la source de Piquepoule en assurèrent aussi vite le déclin. Des articles tapageurs sortirent où l'on parlait d'une escroquerie. Tout le monde se gaussa de l'aventure, les mauvaises langues qui ne manquent jamais en de pareilles circonstances répétèrent à l'envi que les "curistes" avaient bu de la rouille et certains prétendirent même que la source pouvait donner le tétanos! Le pauvre Bourpiquel qui avait emprunté pour constuire son bâtiment ne put jamais rembourser ses créanciers. Le Crédit Agricole lui envoya l'huissier; ses moutons et ses chèvres furent vendus aux enchères, sa femme le quitta et il n'eut d'autre ressource pour vivre que de se louer comme journalier dans des fermes du Causse Comtal. Il était devenu la risée de tous et chaque fois qu'il croisait des enfants ceux-ci criaient en chœur : "Bourpiquel, Bourpiquel, la poule qui pique, à Piquepoule".
Un beau jour, un de ses voisins, le père Romiguière qui s'inquiétait de ne plus le voir le retrouva pendu dans le châtaignier qui poussait près de la source.
Comme s'il avait éprouvé du remords à raconter une histoire aussi sinistre à des enfants, Paul s'exclama : "ah! les vaches de mouches, c'est à cause d'elles que je vous ai dit toutes ces couillonneries, ne les répétez pas à vos parents, je me ferai engueuler".
On lui jura tout ce qu'il voulait mais on lui fit promettre de nous emmener, un jour, voir la source et le châtaignier du pendu!
Jamais nous ne vîmes la source pas plus que l'arbre du pendu. Ont-ils existé ailleurs que dans l'imagination fertile de notre cousin Paul, le préparateur en pharmacie?
C'est bien des années plus tard que j'appris que le picpoule est un cépage du Languedoc et que notre Paul avait peut-être guéri son mal de tête en ingurgitant une boisson qui ne devait rien au thermalisme !