Michel LOIRETTE Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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LA DOUCE
L'homme qui gravissait les pentes de la Montagne aurait pu aisément être confondu avec une bête sauvage. Marchant à quatre pattes, grognant et bondissant de fourré en fourré, rien ne le distinguait vraiment d'un vigoureux quartanier, un de ces sangliers au poil hirsute qui trouvent refuge dans les broussailles. A cette époque peu éloignée à l'échelle du temps de la dernière glaciation, la végétation était beaucoup plus dense que celle que l'on trouve aujourd'hui sur les causses. Des forêts inextricables de chênes, de hêtres et de fougères géantes couvraient le site qui va du Tarn jusqu'aux hautes terres de Gozon. Du côté de Pinsac s'étendaient de vastes zones marécageuses difficilement franchissables.
L'homme était blessé, son visage était entaillé d'une large plaie d'où s'écoulait un suc noirâtre. D'assez petite taille, la figure ornée d'une barbe épaisse, les cheveux noirs et frisés, il s'apparentait aux chasséens qui vivaient alors en Languedoc et en Provence. Ces hommes du chalcolithique dont les lointains ancêtres avaient vécu dans les cavernes de Creissels élevaient des porcs et quelques chèvres mais, contrairement aux chasséens des Alpes, ils ignoraient tout de l'agriculture et vivaient exclusivement de chasse, de pêche, d'élevage et de cueillette. Ils avaient édifié des huttes de branchages dans le fer à cheval que forme le Dourdou à la hauteur de Bournac. C'est là qu'au petit matin, les hommes aux têtes rondes les avaient surpris, venus on ne sait d'où, montés sur des chevaux au poil laineux, brandissant des glaives de métal, tuant tous ceux qui se trouvaient sur leur passage. Avec pour seules armes, des haches et des poignards en silex, des arcs et des flèches, ils n'avaient pu résister longtemps à leurs agresseurs.
L'homme n'avait dû son salut qu'au coup d'épée qu'il avait reçu en plein visage; étourdi par le choc, il avait roulé dans des genévriers où il était resté à l'abri du regard des guerriers. Il savait que pour survivre il lui faudrait trouver refuge dans la montagne et attendre des jours meilleurs mais pour l'instant, il devait surtout échapper aux cavaliers sanguinaires qui parcouraient sans répit la campagne à la recherche des troupeaux égarés et qui n'hésitaient pas à massacrer les derniers survivants.
Il était resté prudemment tapi dans la forêt et avait attendu la tombée de la nuit pour poursuivre son chemin.
Le matin après avoir traversé les chênaies, il était enfin parvenu sur de vastes étendues d'herbes hautes. Il n'était pourtant pas au bout de ses peines car s'il n'avait rencontré aucune tête ronde, des animaux féroces, des loups, des ours, des hyènes vivaient ici.
La faim le tenaillait, la soif aussi.
C'est à ce moment qu'il découvrit la source.
L'eau s'écoulait au pied d'un rocher. Il s'agenouilla et but tout son soûl.
Il croyait pouvoir s'étendre quelques instants sur l'herbe mais la bête était là, un ours plus grand que lui, dressé sur ses pattes arrière, écumant de rage, prêt à bondir. Il ne disposait pour se défendre que d'un gros silex mais avant que l'ours ait eu le temps de se précipiter sur lui, il projeta la pierre sur la tête de l'animal qui s'effondra étourdi par le choc. Maintenant, il lui fallait tuer la bête car son réveil serait terrible. Avec son poignard il taillada prestement la veine jugulaire de l'ours qui se vida de son sang et n'eut bientôt d'autres soubresauts que ceux annonciateurs de la mort.
Passé le moment de peur, il savait qu'il pourrait manger pendant plusieurs jours et que la peau de l'animal lui serait bien utile lorsqu'il ferait froid.
Les jours et les nuits passèrent, l'homme s'était fait à sa nouvelle vie. Il avait taillé des silex et reconstitué ses armes : une hache, des poignards et dans le bois d'un if il s'était fabriqué un arc et des flêches. Il avait trouvé refuge dans la grotte où 3000 ans plus tard, Dieudonné de Gozon s'entraînera à combattre les dragons. Habitué à la cueillette et à la chasse, il n'éprouvait aucune difficulté à se nourrir, tout au plus, au fil des jours, devait-il ressentir un désagréable sentiment de solitude. Il avait toujours vécu avec ses frères et ses sœurs et, comme les animaux sauvages qui ont perdu la meute, il gardait la nostalgie du groupe. L'absence de femme lui pesait aussi et lorsqu'il surprenait des bêtes qui s'accouplaient, un confus désir l'envahissait. Dans ces moments, il plongeait dans l'eau fangeuse des marécages et assouvissait ses pulsions par un contact charnel avec la boue.
A plusieurs reprises, il descendit dans la vallée mais il se tenait prudemment à l'écart pour éviter d'être pris par les têtes rondes. Ceux-ci s'étaient installés au bord de la rivière, pas très loin de son ancien campement. C'est ainsi qu'il voyait entrer dans le village les hordes de guerriers qui écumaient les vallées traînant derrière eux des hommes et des femmes, des enfants parfois, butin précieux qu'ils menaient jusqu'aux ports de la Méditerranée pour les vendre aux navigateurs venus de l'orient.
Un jour où il s'était dissimulé derrière un buisson, il avait vu une de ces captives. Epuisée par une marche de plusieurs jours, elle s'était écroulée sur le sol en gémissant. Un homme s'était approché d'elle et l'avait violemment frappée avec le manche d'un fouet. Elle s'était accrochée à ses jambes et s'était mis à lui lacérer les chairs de ses ongles. L'instant de surprise passé, l'homme l'avait projetée à terre et, après l'avoir saisie à la gorge, s'appêtait à lui trancher la tête avec son glaive.
C'est alors que notre montagnard jaillit du fourré et enfonça son poignard dans le poitrail du guerrier qui s'effondra dans un jaillissement de sang. La femme était évanouie. Notre homme la prit dans ses bras et disparut dans la forêt.
Plus tard, il la déposa près de la grotte. Elle était belle, de longs cheveux noirs, lourds et épais encadraient son visage. Il lui fit boire l'eau de la source. Elle lui sourit. Il sentit alors monter en lui le sourd désir qui l'avait tenaillé si souvent dans les marécages, il lui arracha ses vêtements et se précipita sur elle en grognant de plaisir. Il ne s'attendait guère à ce qu'elle lui résistât mais au moment où il lui écartait les cuisses, elle le mordit à l'oreille et lui arracha une partie du lobe. Il lâcha prise en hurlant de douleur et recula de quelques pas. Le sang coulait abondamment sur son épaule. La femme s'était blottie au fond de la grotte. L'homme vint vers elle mais il vit qu'elle conservait dans sa main une grosse pierre qu'elle n'aurait certainement pas hésité à fracasser sur sa tête s'il s'était encore approché d'elle.
Il l'avait pourtant sauvée d'une mort certaine tout à l'heure et c'est comme cela qu'elle le remerciait. Il aurait voulu lui dire qu'il vivait ici depuis de longs jours, qu'elle était la première femme dont il pouvait toucher la peau, triturer sous les doigts la chair des seins. Il savait aussi qu'elle resterait sourde à son appel parce qu'elle était d'une autre race, d'un autre pays et qu'ils ne parlaient même pas la même langue. Comme à un animal sauvage, il lui lança des lambeaux de viande d'ours séchée qu'elle dévora goulûment sans lever les yeux.
Il fit du feu devant la grotte pour chasser les bêtes. Pour cela il avait rassemblé des mousses sèches et des brindilles et, avec deux morceaux de silex, il fit naître l'étincelle. Des flammes jaunes et bleues s'élevèrent en crépitant.
Le soir venu, ils s'endormirent mais la femme serrait toujours contre elle la grosse pierre.
Lorsque l'homme se réveilla, il ne vit plus la femme, elle avait dû prendre peur et était repartie dans la vallée. Il se retrouvait seul et, avec rage, il frappa le rocher avec sa hache de silex qui éclata en mille morceaux dans une gerbe d'étincelles. Il s'approcha de la source et enfouit sa tête dans l'eau. Lorsqu'il en ressortit, il aperçut dans l'eau miroitante le visage de la femme. Elle posa une main sur son épaule puis caressa ses cheveux, elle était entièrement nue. Elle s'agenouilla près de lui et lentement, en s'arqueboutant sur son corps, elle saisit le sexe de l'homme entre ses doigts et l'enfonça doucement en elle.
Les lunes passèrent, le ventre de la femme s'était arrondi bien souvent, une nouvelle tribu était née sur les causses.
La femme avait appris peu à peu à l'homme son langage, une langue que les habitants de la Méditerranée parlaient alors. Elle lui avait enseigné tout ce qu'elle savait. Comment, par exemple, on pouvait se passer de silex pour faire un feu, en faisant pivoter rapidement deux morceaux de bois l'un sur l'autre. Elle lui avait aussi appris à trouver sur le plateau pierreux les terres fertiles qui se déposent au fond des vallons et où l'on peut creuser des sillons avec un pieu acéré puis planter les graines qui fourniront la farine pour l'hiver lorsque le gibier se terre.
L'homme au début avait rechigné, ce n'était pas une affaire de femme que de s'occuper de cela! mais il avait vite compris que cette glèbe rougeâtre qui ne lui semblait faite que pour la chasse pouvait fructifier grâce à lui. Seuls lui demeuraient incompréhensibles les longs moments que la femme passait à tailler et à ouvrager des pierres qui ne deviendraient jamais des armes. La femme choisissait sur la lande des lauzes, douces au contact de sa main et qu'elle caressait longuement comme si elle avait voulu en extraire quelque substance mystérieuse puis elle y gravait de curieux traits avec des pointes de silex; elle avait ainsi dressé près de la source une grande pierre qui représentait une femme; la figure était à peine esquissée mais les seins saillaient vigoureusement. Le soir, elle s'asseyait près de la source et contemplait au loin la montagne comme si elle se souvenait d'un temps ancien où elle vivait, là-bas, dans ce pays lointain et magique que l'homme ne connaissait pas.
Quelques siècles plus tard lorsque les Celtes envahirent les hauts plateaux, ils construisirent des dolmens et des menhirs mais ils conservèrent la stèle qui leur semblait avoir été érigée là par de lointains ancêtres; puis ce furent les romains qui déifièrent la source en l'appelant la Douce , c'est-à-dire la divine. Plus tard encore, avec l'avénement du christianisme, les prêtres qui voulaient supprimer ce qui restait de pratiques païennes dans les campagnes assimilèrent la Douce à la Vierge Marie et l'on consacra le lieu et la source à un saint rouergat, Saint-Cirice-de-Bourran. Au Xème siècle, on construisit même une chapelle et tous les morts de Gozon furent enterrés à proximité. Les guerres de religion qui opposèrent les huguenots et les catholiques vinrent à bout de ces monuments qui avaient pourtant résisté pendant des millénaires à des hordes de barbares. La chapelle fut détruite en 1614 par les troupes protestantes du seigneur de Broquiès, la stèle abattue et enfouie en terre, le cimetière laissé à l'abandon jusqu'à ce que, dans les années 1950, le soc d'une charrue ne vînt mettre à jour les fondations de la chapelle et d'antiques sarcophages. Des archéologues de Rodez et de Paris vinrent examiner les lieux. La stèle fut déterrée. On disserta longuement sur la taille et le volume des seins, un étudiant écrivit même un mémoire sur le site. Précieusement emballée dans des cartons, la pierre sculptée fut transportée au Musée de Rodez. Un panneau fut financé par le Ministère des Beaux-Arts de l'époque; il signalait aux promeneurs ces vestiges d'un autre temps. L'écriteau a rouillé, l'inscription est devenue illisible et les marécages de Pinsac ne sont plus qu'une mare où coassent les grenouilles et où s'abreuvent les troupeaux de brebis.
La source est invisible depuis que la Lyonnaise des Eaux l'a officiellement captée et la distribue dans toutes les maisons du village. Dans les ronciers qui ont envahi la chapelle en ruine s'entassent des sièges et des portières de voiture.